Philoctète

Ce n’est pas vraiment frai dans ma mémoire. Y’avait qu’à l’faire avant…
La pièce s’appelle Philoctète, mais où est-il? Ils en parlent, les autres, Ulysse, son complice, Néoptolème…Alors on brûle de plus en plus de le voir cet homme à la fois mystifié et décharné. Nous voulons désormais, après ce long entretient initiatique entre Néoptolème et Ulysse, savoir pourquoi cet figure mystérieuse qu’on dit en putréfaction, traînant sont pied pourri et une odeur de mort derrière lui, est-il si précieux à la guerre de Troie. A tel point qu’il vaudrait l’innocence du fils d’Achille. Les propos d’Ulysse ne sont pas clairs à son sujet. Il laisse entendre qu’un simple mensonge suffira à la duper, qu’il ne représente aucun danger. Pourtant il se refuse à l’affronter en face et le redoute. Le portrait d’une loque pourrie ne nous convainc pas, ce qui nous presse d’autant plus de le voir apparaître. Loin d’un colosse affaibli, d’un pudique guerrier c’est une carcasse vidée de toute dignité qui sort finalement de dessous le rideau. Il est orgueilleux certes, il ne cède pas, mais ses supplications auprès d’un jeune homme, ses crises de douleur où il se roule par terre, la folie que son trop long enfermement a fait germer en lui nous donne l’image d’un vieillard sénile. L’enfermement est d’ailleurs très bien représenté. Laurent Terzieff ne descend jamais du plateau. Il reste coincé entre le proscénium et la skéné alors que les autres courent de l’orchestra au plateau et vis et versa. C’est aussi le grand comédien qui reste au centre, pour que son absence nous manque et que sa présence soit absolue, que notre vue ne soit obstruée par les loges latérales. Lorsqu’il n’est pas visible mais qu’il reste présent, il se fait désirer: on entend sa voix de derrière la grotte, on ne voit que le bout de son nez…Là où il se présente dans toute sa grandeur c’est quand il tente de convaincre Néoptolème. Il est si adroit, que nous aussi convaincus, nous ne savons plus du tout ce que pensent les autres. Néoptolème s’est-il finalement rallié à sa cause? L’empathie l’a-t-il gagné? L’arrivé du marchand brouille encore plus profondément la situation. C’est très intéressant dramatiquement. ça ne nous encourage absolument pas à décrocher mais plutôt à démêler la position de chacun, les gardes étant un enjeux moins secondaire que ce que leur grade laisse penser. Les boucliers plutôt que de les encombrer leur donnent de l’ampleur, un peu de consistance, mais leur maladresse, leur gaucherie (ça se dit?) la réduit comme peau de chagrin. Ce que je veut dire c’est que leur jeu est mauvais, non pas à cause de leur accessoires, mais de leur qualité d’acteurs qui, si elle était bonne, ne se soucierait pas d’un bouclier, même pas lourd bande de tocards! Le contraste qu’ils créent avec les vêtement militaire XXI ème siècle nous perd complètement dans le « où et quand». C’était apparemment le souhait de Christian Schiaretti. C’est très bien réussi. Lemon est bien une île au milieu de nulle part, où il est impossible pour Philoctète de s’échapper et où le temps s’est arrêté le condamnant à une errance éternelle. Il ne semble en effet pas décider à mourir malgré le mal qui le ronge. L’agitation est autour de lui, elle tente de l’atteindre mais les paroles qui la portent sont fausses. Elles ne l’amèneraient donc pas dans le vrai monde. De toute manière, celui qu’il a quitté n’existe plus. Seul subsiste Ulysse celui-là même qui l’empêche de revenir. L’isolement est total. Jusqu’au bout et après l’apparition d’Heraclès il ne quitte pas Lemon. Il va partir, nous le savons mais nous ne le voyons pas traverser l’orchestra et ainsi nous gardons l’image d’un homme, qui n’est plus cette même charogne, intrinsèquement lié à son île de malheure. La façon de faire surgir Heraclès est intéressante. Le rideau se brise presque, Philoctète est donc libéré grâce à la volonté semi divine. C’est plutôt bien réussi et moderne comme « deus ex machina », mais pourquoi alors avoir barbouillé Heraclès de ridicules blessures?
Voilà, je laisse la question ouverte.

P.S: Terzieff convient parfaitement au rôle. Je l’avait vu dans L’Habilleur où il exposait inutilement sa maigreur. C’était certes l’histoire d’un comédien désabusé à l’article de la mort (qu’il joue plus vraie que nature) mais ce n’était pas la peine d’exhiber ses genoux cagneux à ce point là. Ici ça n’aurait pas gêné, ce serait parfaitement rentré dans le personnage, quoique ça ne nous ait pas manqué.

Après la scénographie de Py, quel soulagement! Une scène dénudée, peu d'accessoires, peu de "réels" protagonistes (accompagnés d'un choeur, à la grecque)... C'est reposant, c'est tranquille. L'esprit n'a pas à papillonner sans pouvoir embrasser tous les détails de la scène, parce que le décor, l'esprit est libre de se l'imaginer, parce que de toutes façons, la fable se déroule sur une terre désertique, isolée, parce que ce sont les voix des personnages, par celles des acteurs, qui portent toute la pièce.
Certes, les voix des personnages instaurent une dualité dans la pièce: l'opposition, et l'association, de Néoptolème et Philoctète, le jeune et le vieux, le fils de vétéran et le vétéran, l'impatient et le blessé. Par leur rencontre , par la ruse qu'Ulysse exige de Néoptolème, par leurs longs dialogues, ils s'imposent comme le "couple" de la scène, et représentent les deux faces d'une même question: le passé et le futur, les intentions et les actes, les espoirs et les regrets. Néoptolème est la bravoure du jeune guerrier, Philoctète est l'amertume et la rancoeur de celui qui a tout vu, tout fait, tout perdu. Sur cette île oubliée du reste du monde, leurs discussions cruciales pour la fable les isolent du reste des hommes, et dans le conflit les rapprochent: on ne les conçoit presque plus qu'en duo. Ce sont les deux guerriers, les deux élus, les deux maudits. C'est l'Ego et l'Alter-ego...
Et il est dommage, quand Néoptolème est presque le personnage principal de la fable (puisque le spectateur semble étrangement amené à prendre son point de vue), qu'on ne retienne que la voix d'un acteur. Terzieff explose, Terzieff éclate, Terzieff fascine ; on oublie presque celui qui lui donne la réplique. Terzieff, le Grand, éclipse Mambouch le débutant. Comme Marie, je pense que la scénographie sert intelligemment le sentiment d'isolement de tout sur cette roche paumée au milieu des flots et met également en espace les "positions", les rôles des personnages: Ulysse le fourbe parvient-il à entrer dans la grotte, la retraite du soldat? Il en est exclus et subit une humiliation cuisante alors que Néoptolème lui-même, qui n'a jamais combattu, peut s'y réfugier. Cependant, le défaut de cette scénographie est également qu'elle met encore plus en valeur la présence solaire de Terzieff sur scène: tout tourne autour de lui, même les jeux de décor. Il occulte les autres rôles. Pourtant le spectateur, même ébloui, ne peut pas oublier la présence de ces quelques jeunes acteurs peu consistants qui gravitent autour de Philoctète et tentent désespérément de prendre part au talent. Ne soyons pas trop sévères, ils ne sont pas si mauvais: ils manquent juste d'expérience. Sur la scène, Terzieff est plus qu'un acteur, c'est un demi-dieu: un héros goguenard, acerbe, déchiré, mais son génie n'était déjà plus à prouver. Deux héros sur scène, c'est trop: personne ne peut rivaliser, Néoptolème doit s'incliner.
Le conflit, déjà remporté par l'Ancien, ne peut s'apaiser que par la divine apparition d'un demi-dieu suprême, plus puissant que tous: Héraclès, le héros maudit par excellence. Il réconcilie Néoptolème & Philoctète, cèle leur association et leur destinée commune. Un deus ex machina qui plaît: malgré le kitsch de l'effet et le fait que la pièce soit conclue "en queue de poisson", c'est sur une bouffée de fraîcheur qu'elle se termine avec l'ouverture de l'espace scénique, qui donne une sensation de liberté nouvelle et permet à l'esprit de se libérer de l'emprise empoisonnante de cette île dangereuse. L'effet Airwaves!
En revanche c'est vrai que les blessures sanglantes infligées à Hercule déjà mort//divinisé laissent perplexe...
Dernière observation: le choix du fond sonore. Aussi dénudé que les décors, probablement pour encore accentuer l'impact des voix: aucune musique, on n'entendit qu'un bruit de tremblement lors de l'apparition du "sauveur" du dénouement. Les pièces sans bande-son sont devenues rares!

Euuuh... c'est moi ou Mme Delattre déteint sur moi? ( )

Non tu ne deviens pas un petit avatar de Delattre, rassure toi.
Je trouve intéressant ce que tu as dit sur l'ouverture finale de l'espace scénique et l'effet airwaves. Je suis complétement d'accord. Ta remarque sur le fait que Ulysse ne puisse pas passer de l'autre côté du rideau de fer, ne puisse pas entrer dans la grotte, me l'a fait considerer comme une espèce de filtre à mauvaise conscience. C'est très mal dit mais vous pouvez peut être vous imaginer un champs magnétique ou une force divine et protectrice qui empêcherait les "fourbes" comme tu dis, d'entrer dans le pauvre espace lugubre et mal odorant réservé au protégé des dieux.